#4 : Application d'interprétation patrimoniale en situation de mobilité (AIPSM), la définition 1/3.

Tentative de définition par l'analyse "bassement" sémantique et systématique des termes employés dans l'appellation "Application d'Interprétation Patrimoniale en Situation de Mobilité".

Dans les deux articles précédents , nous avons eu l'occasion d'appréhender "ce que les Applications d'Interprétation Patrimoniale en Situation de Mobilité (AIPSM) ne devraient pas être" et "l'état du marché des AIPSM aujourd'hui".


Nous avions donc fait le choix de nous attacher aux contre-exemples, aux écueils et aux erreurs qui entourent le concept (le saturent même, comme nous le constatons depuis 10 ans) plutôt qu'à définir le concept lui-même.


Ce concept, nous souhaitons lui donner une substance véritable, car in fine il s'agit d'un outil, d'une offre touristique à part entière qui correspond à une pratique toujours émergente, mais bien réelle. Pour ce faire, et afin de ne pas trop vous assommer, nous avons découpé notre définition en trois articles.


Celui-ci, premier de la série, s'attache à une analyse "bassement" sémantique de l'appellation Application d'Interprétation Patrimoniale en Situation de Mobilité en la découpant et en en traduisant les composantes de la façon suivante :



[A] Comme " Application " : Le Vecteur

C'est peut-être le point le plus évident et le plus simple à acter, dans AIPSM, le terme "Application" désigne l'application mobile, de celles que l'on télécharge sur les magasins d'Apple et Google. Mais entrons dans le détail, si vous le voulez bien, en opérant un rapide retour 15 ans en arrière (un siècle dans le domaine du digital).


Nous sommes en 2007, le marché de la téléphonie est dominé par Sony Ericsson, Motorola, Nokia, Sagem ou LG et celui des PDA (oui oui souvenez-vous les smartphones sans "phone") par Palm, Acer et HP entre les deux, quelques protosmartphones (Samsung, HTC) et un produit "premium" : le BlackBerry, de RIM, apanage des businessmans.


Arrive alors le "game changer" (pour le plaisir d'employer un gros mot) , l'élément perturbateur, le chien dans un jeu de quilles : l'iPhone. Avec son écran tactile, sa réactivité, sa résolution et son système d'exploitation dédié, véloce et stable, iOS, il révolutionne les codes du genre et va profondément et durablement bouleverser le marché de la téléphonie et au-delà notre quotidien en connectant "notre poche" pour ne pas dire "notre temps de cerveau disponible" au digital, à internet.


L'année 2008 voit les choses s'accélérer avec l'apparition en juillet, de l'Appstore, en septembre, de la première version d'Android, et en octobre, de l'Android Market (aujourd'hui Google Play). À partir de là, les deux plateformes vont tout balayer sur leur passage, terrassant coup sur coup Symbian (OS qui équipait près de 60% du parc mondial en 2008), BlackBerry (devenu un acteur parmi tant d'autres à produire des périphériques Android) et Microsoft (qui ne produit plus de Windows Phones et dont l'OS Windows Mobile ne représente plus que 0,01% des parts de marché en 2020 au moment où le géant américain met fin au support du service).


Si en 2010, lorsque nous avons sorti l'application Traboules pour Lyon Tourisme et Congrès ou en 2012 lorsque nous travaillions sur l'app l'Empreinte des Grandes Alpes, les commanditaires se posaient encore la question de la plateforme à privilégier, les choses sont beaucoup plus simples aujourd'hui il faut être présent sur Android et sur iOS qui se partagent respectivement le marché à hauteur de de 84 et 16% (chiffres 2020).


En 2022 donc, une AIPSM prend concrètement la forme de deux applications, une iOS et une Android téléchargeables sur les stores respectifs des plateformes. De notre point de vue, ces apps doivent :


  • 1 - Être de "vraies apps", et non des sites web encapsulés ou des WebbApp, afin de tirer pleinement parti des possibilités offertes par les périphériques et notamment d'accéder à tous les capteurs "intéressants" (boussole, gyroscope, accéléromètre, géolocalisation) pour rendre l'expérience de découverte réellement immersive.
  • 2 - Être développées en utilisant les langages natifs des périphériques (Swift pour iOS et Java pour Android) et non des frameworks (comme Angular, Monaca ou Ionic, permettant justement "l'encapsulage" déjà évoqué) afin de garantir une expérience utilisateur réellement optimale, par une réactivité et une stabilité sans faille.
  • 3 - Correspondre effectivement aux habitudes ergonomiques des utilisateurs de l'une ou l'autre des plateformes afin de ne pas créer de rupture cognitive ou de nécessité de didacticiel préalable à leur utilisation.
  • 4 - Être développées "de zéro", en fonction des besoins, des valeurs, des spécificités et des ambitions du projet et du territoire pour que le produit soit réellement différenciant, se place au service du message et de l'interprétation, et crée effectivement de la valeur.
  • 5 - Éviter "la tentation de l'esbroufe technologique" pour ne pas participer à la dynamique d'obsolescence programmée en cantonnant la compatibilité aux seuls périphériques "premiums" et/ou de dernière génération par l'utilisation de fonctionnalités "trop innovantes" dont la stabilité, la pérennité et surtout l'intérêt ne sont généralement pas établis.

Vous l'aurez compris, nous prônons une approche raisonnée de la dimension "technologique" du concept d'AIPSM. Nous préférons nous appuyer sur des technologies robustes, nous inscrire dans les habitudes de pratique des utilisateurs / visiteurs et ne pas créer de solution standardisée qui gomme les spécificités du territoire et de l'item de valorisation tout en obligeant le projet à entrer dans un carcan préétabli.


Reprenant à notre compte la citation de Victor Hugo "La forme c'est le fond qui remonte à la surface", nous l'affirmons avec conviction : une Application d'Interprétation Patrimoniale en Situation de Mobilité n'est pas une fin en soi, ce n'est qu'un vecteur !



[IP] Comme "Interprétation Patrimoniale" : Le Sujet

Là encore, la définition peut paraître d'une évidence crasse. Pour autant, utilisée à tort et à travers la locution "interprétation du patrimoine" s'est parfois vidée de son sens alors même que sa formalisation originelle de 1957 par Freeman Tilden est assez révélatrice des enjeux et de l'adéquation potentielle entre ses objectifs et les possibilités offertes par l'outil applicatif.


« L'interprétation du patrimoine est une activité éducative qui vise à révéler des significations et des relations grâce à l'utilisation d'objets originaux, par l'expérience personnelle, et par les médias illustratifs, plutôt que de simplement de communiquer des informations factuelles. »


Sans refaire l'histoire, retenons d'une part que la chose s'est conceptualisée autour des visites de parcs Nationaux aux États-Unis, autour d'un patrimoine naturel donc, qui sous-tend une logique de préservation, appelant elle-même une nécessaire prise de conscience du visiteur, acteur de la préservation du "patrimoine commun". On peut d'autre part émettre une théorie, basée sur une approche sémiotique, en partant du constat qu'au "patrimoine" français, équivaut l' "heritage" anglo-saxon et que ce dernier terme apparaît plus proche, ou plus "chargé", de la notion de "transmission" que son équivalent francophone. Et transmettre, ça n'est pas que montrer...

Mais revenons à notre citation qui, bien qu'émise il y a plus d'un demi-siècle (dans un autre monde) reste d'une pertinence tellement actuelle que l'on se demande en regardant globalement l'offre actuelle en AIPSM, pourquoi tant d'acteurs s'évertuent à la fouler aux pieds. Pourtant, tout y est :


  • 1 - La notion d'"activité" : que l'on peut rapprocher du mot valise "spect'acteur" toujours en vogue, suppose bien la notion d'implication du visiteur dans la dynamique de découverte. Mais cette dynamique, encore faut-il l'insuffler, la maintenir et lui trouver une issue satisfaisante pour transformer le visiteur lui-même en vecteur de transmission, de prescription.
  • 2 - La notion de "révélation" : l'AIPSM doit "donner à voir" ce que le visiteur n'a pas la capacité de distinguer ou de comprendre par lui-même. Il ne s'agit pas d'enfoncer des portes ouvertes ou de se cantonner aux lieux communs. Avoir la prétention de "révéler" c'est "faire des choix", "se mettre en danger", tout en prenant le visiteur par la main pour le sortir de sa zone de confort. Que de paradoxes !
  • 3 - Les notions de "signification" et de "relations" : l'enjeu, une fois la chose révélée est bien de lui donner un sens, et ce sens il n'est pas vérité absolue, il est réalité relative ! Relative, à un lieu, à une époque, à un domaine... D'où la vacuité des approches standardisées et de l'interprétation hors-sol, qui nient les relations écosystémiques, où se niche pourtant la majeure partie du "sens" tant recherché.
  • 4 - La notion d'"objets originaux" : les AIPSM peuvent l'être, encore une fois, si tant est qu'elles aient été pensées et conçues de zéro pour le sujet de valorisation et son territoire d'accueil. Où réside l'originalité d'approches où les dimensions scénaristiques, graphiques ou interprétatives sont communes et où seul l'item patrimonial, inséré au chausse-pied de manière plus ou moins heureuse, diffère ?
  • 5 - La notion d'"expérience personnelle" : qui souligne de notre point de vue, la nécessité, toute proportion gardée, de faire en sorte que le visiteur ne soit "plus tout à fait le même" à l'issue de l'expérience de découverte in situ et ce faisant, l'importance du "liant". Car "cliquer sur des points sur une carte", "faire défiler une galerie d'image", ou même "regarder une vue à 360° en réalité augmentée", ça n'est plus, en Europe en 2022, une Expérience digne de ce nom pour grand monde.
  • 6 - La notion de "média illustratif" : c'est peut-être sur ce dernier point que la définition pèche par son âge, car s'il est évident que l'AIPSM peut aisément proposer au visiteur des médias illustratifs, ceux-ci doivent aussi être immersifs et interactifs. Ce sont ces deux dernières dimensions qui justifient d'ailleurs l'emploi et la pertinence des AIPSM pour la découverte en autonomie plutôt que les supports papier (qui restent plus efficients dans certains cas précis).

Correctement conçues, avec juste un peu de bon sens finalement, les AIPSM peuvent donc pleinement répondre aux ambitions de l'interprétation patrimoniale. Quant au sujet d'interprétation, le patrimoine lui-même, nous ne nous attarderons pas plus sur la question en vous rappelant notre conviction profonde : "Tout est patrimonialisable" (mais pas forcément "avec", "par" et "pour" tout le monde, mais c'est un autre sujet sur lequel nous digresserons un jour, peut-être...).

[SM] Comme "Situation de Mobilité" : Le Lieu

Il s'agit peut-être de la dimension la plus complexe à figer et à expliciter, car finalement, la mobilité pouvant désigner tout changement d'état, n'est-on pas constamment en "situation de mobilité" ? Mais gardons-nous des approches métaphoriques et restons plus prosaïques en nous intéressant spécifiquement à la mobilité spatiale.


  • Première observation donc, une AIPSM n'est pas une application que l'on peut utiliser depuis son canapé. Considérons ainsi que si l'intégralité de l'expérience réside dans l'outil numérique et ne nécessite pas de déplacement in situ, la réalisation est ratée.
  • Ensuite, mettons en corrélation les notions d'interprétation, de mobilité et les limites des outils numériques et admettons que les espaces muséographiques, répondants à des logiques de collection et globalement les espaces intérieurs trop étriqués se prêtent mal à l'adaptation du concept. Attention, certaines applications peuvent se révéler pertinentes dans ces domaines, mais répondent à des enjeux techniques (géolocalisation, guidage, déclenchement, nécessité d'avoir un casque...) et symbiotiques (pour s'intégrer dans les dispositifs physiques existants et "augmenter" l'expérience au sens noble du terme) bien différents de ceux des AIPSM.
  • Enfin, admettons que le mode de transport adéquat est le pédestre, car comme nous le notions dans le premier article, à ce jour la voiture autonome n'existe pas (l'expérience suppose implication et concentration) et très peu de vélos sont aujourd'hui équipés de supports à smartphones sur le guidon (presque indispensables pour une expérience de guidage optimale).


Nous pouvons donc résumer que l'AIPSM nous permet de découvrir des sites, des patrimoines, des témoignages répartis sur une distance que l'on peut / veut décemment couvrir à pied. Couvrir à pied oui, mais aussi en autonomie (cela nous semble aller de soi, mais nous le rappelons ici l'AIPSM perd de sa pertinence pour les groupes au-delà de 5 personnes). Et cette notion d'autonomie nous la retrouvons aussi côté matériel avec celle de la batterie. Le temps, et donc la distance, de l'expérience avec une AIPSM sont contraints par le pourcentage de batterie du périphérique.


Ce faisant, on peut estimer que l'AIPSM est l'outil idéal pour couvrir une distance de 2 à 6km au cours d'une expérience de découverte de 30 minutes à 2h30. Un certain nombre de cas de figure donc...


Mais attention, l'échelle d'une expérience de découverte n'est pas forcément celle du dispositif dans son ensemble ! Nous irons même plus loin en affirmant "ça ne doit pas l'être" ! L'AIPSM doit en effet proposer plusieurs expériences de visites, car :


  • Il faut évidemment mutualiser le coût de production de l'outil pour espérer atteindre une forme de rentabilité.
  • il faut capitaliser sur les logiques de renvoi entre les pôles du territoire, offertes par l'outil (j'ai effectué une expérience réussie à tel endroit, je vais réitérer l'expérience à un autre)


Pour autant l'échelle territoriale pose question. Qui est capable de définir où commence, où passe et où s'arrête la Route des Grandes Alpes ? Qui peut affirmer que Dol-de-Bretagne est situé dans la baie du mont Saint-Michel ? L'application doit donc clairement poser les choses et rendre les limites de son territoire d'action très concrètes pour le visiteur.


Quand on parle de "mobilité" on est en effet rapidement confronté aux problématiques d'accessibilité et à un enjeu initial : comment le visiteur accède-t-il à la connaissance de l'existence de mon AIPSM ou de l'expérience que je propose au sein d'une AIPSM en regroupant plusieurs ? Cet aspect sera traité concrètement dans un autre article, mais retenons que plus le territoire est vaste, plus l'offre est diluée, plus la votre sera compliquée à trouver. Imaginez donc le nœud gordien à dénouer pour communiquer efficacement sur votre parcours, perdu dans la multitude d'une des dizaines d'applications ombrelles proposant des centaines de parcours en France et ailleurs...


Nous vous laissons aujourd'hui à ce stade de la réflexion.


Si vous avez eu la détermination d'arriver jusqu'à cette ligne, vous possédez à présent les bases de compréhension du concept d'AIPSM. Dans le prochain article, nous nous intéressons à l'outil lui-même en jetant un œil sous le capot !


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